CHAPITRE XIII

Alors que ses envoyés, à Vervins, négociaient la paix de Philippe II, le roi, dont la mémoire sans nul doute fut gracieusement aidée, se ramentut tout soudain qu’il m’avait promis, à mon retour de Rome, dix mille écus, lesquels il commanda à M. de Rosny de me bailler le 3 janvier 1598, la veille du jour où, en l’église des Augustins, Sa Majesté décerna l’Ordre du Saint-Esprit à dix des seigneurs qui l’avaient le mieux servi en ses guerres. Raison pour quoi M. de Rosny, le jour où il me fit compter par un aide ces pécunes, me parut porter un air mélanconique, non qu’il me les plaignît, opinionnant, bien au rebours, que je les avais bien mérités (comme il voulut bien me le dire), mais parce qu’il savait qu’il ne serait jamais, lui qui était à son souverain si fidèle, parmi les chevaliers qu’annuellement le roi recrutait pour cet ordre qui rassemblait l’élite de ses serviteurs. Ladite chevalerie était en effet catholique, et de nom et d’inspiration, créée par Henri Troisième et associée par lui aux rites de son Église, encore que son but, à la création, eût été précisément de le protéger de la haine, des embûches et des entreprises des dévots.

M. de Rosny, si grand homme qu’il fût, était, dans le même temps, si puérilement paonnant et si insatiablement avide d’honneurs que, ne pouvant porter autour de son col, étant huguenot, cette admirable chaîne de l’Ordre, faite d’une concaténation de petites plaquettes d’or fort bien ouvragées, lesquelles soutenaient une fort jolie croix ornée de perles (qui certes n’évoquait en rien celle sur laquelle le Christ avait souffert), et se trouvant inconsolable d’être privé, sa vie durant, de cet émerveillable collier (qu’il vit plus d’une fois orner mon poitrail, ou quand je ne portais que la croix, mon flanc, sur un fond de ruban bleu ciel), il avait imaginé de s’en fabriquer une, qui lui fût unique et particulière, et qui était composée d’une grande médaille d’or à l’effigie de Henri IV que celui-ci lui avait donnée, laquelle il portait au bout d’une chaîne de même métal, se peut moins travaillée que celle des chevaliers du Saint-Esprit, mais sans conteste plus massive et plus lourde…

Peu après le 4 janvier, le roi, qui voulait battre le fer pendant qu’il était chaud, et tandis que la victoire d’Amiens résonnait encore dans l’Europe entière, départit avec 14 000 hommes pour faire dégorger la Bretagne au duc de Mercœur. Et comme je n’avais jamais mis le pied en cette belle province du royaume, je résolus, dès que j’eus employé mes clicailles à acheter la terre sise entre La Surie et le Chêne Rogneux, de suivre Sa Majesté, le chevalier m’accompagnant et une troupe de trente cavaliers, fort bien montés, me servant d’escorte.

L’avance du roi désola les ligueux bretons et ranima le zèle du maréchal de Brissac qui était censé les combattre. Mais le lecteur connaît jà ce renardier gentilhomme qui, gardant l’œil toujours sur son particulier, ne demeurait fidèle à un camp que si sa victoire lui paraissait probable. C’est ainsi que, ligueux confirmé, il avait livré Paris au roi. Et envoyé par Sa Majesté pour réduire la Bretagne, il n’avait combattu Mercœur que d’une fesse, surtout après la prise d’Amiens par les Espagnols : le pouvoir de Henri IV chancelant, il avait lui-même oscillé. Mais dès lors que le roi avait triomphé de l’Espagnol, Brissac, éperonné, partit à l’assaut de Dinan et en un tournemain saisit la ville et le château.

Rien ne réussit comme le succès. Après la reprise d’Amiens, le renom d’invincibilité de Henri était tel qu’en sa marche vers la Bretagne, il n’eut pas une seule fois à sortir l’épée du fourreau. Au fur et à mesure de sa progression, les villes, bien avant qu’il ne les atteignît, lui dépêchaient des députés pour le prier très humblement de les vouloir bien reconnaître pour ses humbles sujettes. J’en donnerai entre cent un exemple : le roi n’était encore qu’à Angers que jà Douarnenez se donnait à lui…

À Angers, précisément, il reçut la visite de la duchesse de Mercœur – ou comme on l’appelait, du nom de son glorieux père, la princesse Marie de Luxembourg – que le duc avait vaillamment dépêchée de Rennes au roi pour négocier un accord avec Sa Majesté. Comme le roi, avant de quitter Paris, avait dit qu’il réduirait Mercœur par la force ou par l’amour, le duc avait été bien inspiré de lui déléguer sa femme, encore que la princesse, qui était belle encore, maugré qu’elle eût jà trente-six ans, n’eût pu supporter la comparaison avec la Gabrielle. Le roi lui rit un accueil gracieux, gaussant et goguelu, et convint avec elle que le duc renoncerait à son gouvernement de Bretagne contre la somme de 4 millions 295 000 livres, mais comme, en même temps, le duc s’engageait à marier sa fille unique au petit César (le fils que le roi venait d’avoir avec la Gabrielle), on pouvait espérer que cette énorme fortune reviendrait un jour à un Bourbon, puisque l’enfantelet avait été légitimé, et créé duc et pair de France.

Je vis plus d’une fois à Angers Marie de Luxembourg, laquelle avait d’émerveillables yeux bleus dans un visage tirant quelque peu sur le jaunâtre. Et, est-ce en raison de coloris malheureux ou de l’expression pincée de ses lèvres, je confesse qu’elle ne me plut guère : je lui trouvai de la morgue et je ne sais quel enchantement à suivre en tout son intérêt. Je doute que le roi l’aimât davantage, et voici pourquoi.

Un jour que Sa Majesté s’ébaudissait, les ciseaux à la main, à couper le cheveu du petit César, elle survint, se mit à rire, et demanda au roi en dérision :

— Ha, Sire ! Comment cela est-il possible ? Un grand roi comme vous faire le barbier ?

— Et pourquoi non, ma cousine ? dit le roi aussitôt. C’est moi qui fais la barbe à tout le monde ici. Voyez-vous point comme je l’ai bien faite, ces jours passés, à M. de Mercœur, votre mari ?…

La Cour s’égaya fort de cette bonne buffe, et moi tout le premier, n’ayant pas été sans apercevoir, à mille détails, que la dame était plus chiche-face et pleure-pain que pas une fille de bonne mère en France, et la soupçonnant fort, la rusée sachant bien que le roi aimait mieux bailler pécunes que verser le sang de ses sujets en fratricide combat, d’avoir poussé son mari à demander au roi, pour prix de son ralliement, quatre millions de livres, lesquels, plus j’y pensais, plus ils me restaient au travers de la gargamel.

Un an plus tard, j’eus, hélas, la preuve, en une circonstance fort chagrine, que la dame, en sa chicheté et avarice, passait les bornes du convenable au point d’avoir toute honte bue et toute vergogne avalée. En avril 1599, la pauvre duchesse de Beaufort, alors enceinte, étant prise tout soudain de convulsions qui lui ôtèrent sa connaissance, fut trois petits jours à agoniser. Or, le troisième jour, alors que l’issue ne faisait plus de doute, y compris pour la pauvrette qui avait lors tous ses esprits, et se lamentait de ce que sa belle face fût fort gonflée et défigurée par son intempérie, Mme de Sourdis, Mme de Guise et Mme de Nemours demeurant à son chevet et pleurant à chaudes larmes, il se trouva que Mme de Mercœur s’approcha de la coite, un chapelet dans ses mains chattemites, et se mit à prodiguer de pieuses consolations à la mourante, lui recommandant de se vouer aux saints, aux saintes et aux anges, et dans le même temps, lui prenant la main comme par compassion, elle lui retirait subtilement ses bagues et anneaux des doigts et les enfilait sur son chapelet. Par bonheur, la serpente fut décelée par une des chambrières, laquelle avertit Mme de Sourdis, qui lui fit sur l’instant dégorger sa picorée, lui disant avec les grosses dents qu’elle était comptable au roi de ces anneaux.

Ma petite duchesse, qui me fit ce conte affreux, les larmes, à cette remembrance, lui coulant encore sur les joues, me dit que la pauvre Gabrielle, qui pouvait à peine parler, mais avait encore sa conscience, sentit fort bien quand sa tante lui remit aux doigts ses bagues – lesquelles, même sur la coite de ses agonies, elle n’avait pas voulu quitter – et, jetant alors à sa parente un regard d’humble gratitude, elle murmura un merci. Peu après, elle réclama derechef un miroir, et y ayant jeté un œil, elle dit d’une voix faible et entrecoupée que si elle avait sa beauté perdue et le roi, autant valait perdre la vie. Là-dessus, elle se pâma, et quoi qu’on fît, ne put être ranimée.

D’aucuns ne faillirent pas de dire qu’elle avait été empoisonnée – rien au monde ne pouvant retenir les Français de bavarder à tort et à travers, l’ignorance leur tenant lieu de savoir –, mais en ayant parlé avec Fogacer et les médecins qui avaient soigné la malheureuse, j’opinionnai que le mal qui l’avait emportée ne pouvait qu’il ne fût lié à sa grossesse, le cas n’étant pas rare de femmes enceintes prises de convulsions, de terribles affres gastriques, et la face quasi défigurée par un gonflement soudain. Quelques mois avant la Gabrielle, la belle Louise de Budos, grosse, elle aussi, de son mari le connétable, était morte de la même intempérie. Ha, lecteur ! C’est pitié quand le fruit de la grande amour dont nous sommes pour nos épouses raffolés les fait ainsi succomber dans la fleur et beauté de leur âge.

Mais pour en revenir au printemps 1598 et à la Bretagne, je voulus la quitter sans en faire le tour et la trouvai aussi belle, en toutes ses parties, qu’elle était réputée l’être, en particulier le long de sa côte, sauvage au nord, douce et tempérée au sud. J’observais, dans mes chevauchées, que les gentilshommes y étaient fort attachés à leur terre, très déprisants des fastes de la Cour, proches assez de leurs paysans, et guère plus riches qu’eux, lesquels en de certains endroits sont tout à plein misérables, toutefois fort dévotieux à leurs prêtres ; avec l’étranger, j’entends avec le français (dont peu parlent la langue) abrupts et escalabreux ; cependant, à mieux les connaître, bons et droits, quoique souvent d’une humeur qui tire sur le mélanconique. De toutes les villes bretonnes, Vannes me parut, sinon la plus belle, du moins la plus charmante, enfermée dans ses remparts au bord de son golfe parsemé d’îles riantes, l’air même qu’on y respire ayant, plus qu’en n’importe quel coin de France, je ne sais quelle prenante douceur.

Ma bonne fortune voulut que, les auberges étant pleines, et alors que je me voyais jà à la rue, la nuit tombée, sous une petite pluie fine, une noble dame, passant en sa carrosse et me voyant dans quelque embarras, s’arrêtât pour s’en enquérir, et, sur le vu de ma seule bonne mine, me recueillît dans sa maison avec le chevalier, mon escorte logeant dans une de ses fermes, à quelque cent toises de là. Cette noble dame se nommait Catherine de Rollin, et, étant veuve, vivait là avec sa sœur, celle-ci appartenant à une sorte d’ordre religieux qui n’imposait pas la clôture, et toutes deux si bonnes, si aimables, le cœur si ouvert et la main si large que je me pris en peu de temps pour elles d’une extraordinaire affection, en particulier pour Catherine qui avait en sa complexion je ne sais quoi de rieur et de naïf qui me laissait atendrézi. Je restai quinze jours avec les deux sœurs, plus heureux que coq en pâte, et les quittai avec des larmes, en jurant de leur revenir toujours – ce que dans la suite je ne laissai pas de faire –, étant attaché à elles par tant de fibres que les noms de Catherine et de Bretagne, encore à ce jour, demeurent quasi synonymes en ma remembrance.

Je revins à Nantes, où se trouvait le roi, à la mi-avril, et y trouvai la Cour fort en effervescence, Sa Majesté venant de promulguer un édit qui accordait aux huguenots une pleine liberté de conscience (la liberté de culte étant restreinte à deux villes par bailliage), l’accès aux charges publiques et une centaine de places de sûreté. À vrai dire, cet édit reproduisait quasi mot pour mot celui de mon bien-aimé maître le roi Henri Troisième, la différence étant que celui-là n’avait valu que son poids de papier, le dernier Valois ne disposant pas de la force qu’il eût fallu pour le faire appliquer, alors qu’on sentait bien que notre Henri, débarrassé de la prétendue Sainte Ligue, vainqueur de l’Espagnol et maître incontesté du royaume, y tiendrait fermement la main. Pour moi, je le dis tout net, dussent d’aucuns de mes lecteurs zélés me honnir pour cela, je tiens cet édit, monument de sagesse et de tolérance, pour le plus important du siècle. Oui-da ! Et j’aimerais, si j’étais riche assez, entourer d’une balustrade d’or le château où il fut signé…

Il est bien vrai qu’en ce qui me concerne, je me suis accommodé avec le temps à la religion catholique, gardant l’espoir que ses « infinis abus », comme disait La Boétie, seront un jour « rhabillés ». Mais je n’ai point pour cela tourné casaque ; la huguenoterie me tient au cœur par toutes les fibres de mon enfance, et je me sens immensément félice, et que les persécutés cessent de l’être, et que cette aurore de paix, annoncée par l’Édit, luise enfin au ciel de France après les effroyables troubles de nos guerres religieuses.

J’étais de retour en Paris depuis vingt-quatre heures à peine, quand M. le curé Courtil me dépêcha un de ses clercs pour quérir de moi si je le voulais bien recevoir. Et sur la réponse que je lui fis tenir que je l’accueillerais avec plaisir sur le coup de trois heures, je l’attendis, étonné assez de cette démarche insolite, car encore que je fusse avec lui en bons termes, je ne le voyais qu’une fois l’an pour me confesser et lui bailler mon denier.

— Or sus ! me dit Miroul en riant, rien n’est plus simple, c’est cela qu’il vient avec vous barguigner : son denier et votre absolution !

— Je ne sais. D’ordinaire, il m’espère et ne m’appelle pas. Voilà qui est étrange !

Et à vrai dire, quand le bonhomme survint, il me parut déceler chez lui l’ombre d’un embarras. Je dis « il me parut », car sa face ne faisait point partie de celles où s’inscrivent soucis, scrupules et tracas, étant large, rouge et luisante comme un jambon, sa bouche en outre tirant sur le vermeil, et une mâchoire forte et carrée, mieux faite, à mon sentiment, pour mordre des viandes que pour mâcheller des oraisons.

Il me fit de prime de grands compliments, auxquels je répondis d’un air poli et tranquille, toutefois en mon for intrigué assez, puis il poursuivit en direction du chevalier ses civilités, mais d’un poil moins profuses et moins humbles puisque, de toute évidence, il y a entre les chrétiens des degrés à ménager, surtout quand l’un d’eux porte sur sa poitrine le collier de l’Ordre du Saint-Esprit – lequel, de reste, témoigne moins de sa haute spiritualité que de la faveur du roi.

— Monsieur le Marquis, dit-il à la parfin, Pâques approche, et comme je n’ignore pas que vous êtes accoutumé à vous confesser à cette époque de l’année, j’ose quérir de vous si vous êtes toujours dans ces mêmes dispositions ?

— Comment ? dis-je béant. Dans ces mêmes dispositions ? Et pourquoi donc en aurais-je changé ?

Le curé Courtil rougit quelque peu à la vivacité de mon ton et éleva en l’air ses deux mains, courtaudes et trapues, comme pour m’apazimer.

— Ha ! dit-il, ce n’est que façon de dire ! Je ne me suis pas véritablement apensé qu’elles s’étaient modifiées. Monsieur le Marquis, je vous fais toutes mes excusations si ma gaucherie a pu vous offusquer. À vrai dire, je suis de présent dans une grande confusion, ne sachant plus, dans le trouble des temps, qui est bon catholique et qui ne l’est plus.

À quoi, commençant à voir clair enfin dans ce grand « trouble » et dans cette « confusion », je répondis rondement :

— Monsieur le curé, rassurez-vous. Tel vous m’avez vu l’an dernier, tel je suis cette année. Et puisque vous voilà chez moi, afin que de vous éviter d’y revenir, nous allons passer dans mon oratoire, et je vais tout de gob me confesser à vous.

Je m’attendais à quelque courtoise résistance, mais le curé Courtil n’en fit pas l’ombre d’une et accepta mon offre avec tant d’empressement que tout en lui récitant, dans mon oratoire, la litanie de mes péchés – lesquels, pour ne rien te celer, lecteur, étaient toujours les mêmes –, je me torturais fort les mérangeoises pour deviner quel petit serpent se cachait sous sa visite. Je m’avisai à cet instant que si j’avais eu en face de moi, non pas un prêtre, mais ma propre conscience, ce n’est pas tout à fait des mêmes fautes dont je me serais accusé. Ainsi, au lieu de regretter de m’être livré à l’œuvre de chair hors mariage (regret qui était de pure routine), j’aurais dit mes remords de ne pas écrire davantage à mon Angelina quand j’étais loin d’elle ; et quand j’étais à Paris, de ne pas l’aller voir aussi souvent que je pouvais.

Ma confession terminée, j’observai une fois de plus que lorsqu’on attend une surprise et qu’elle survient, elle ne laisse pas pour autant de vous étonner. Celle-ci, toutefois, était de taille : le curé Courtil ne me donna pas l’absolution. Au lieu de cela, il posa à plat ses deux mains sur ses genoux et me dit avec gravité :

— Monsieur le Marquis, peux-je vous poser quelques questions ?

— Assurément, dis-je froidureusement assez. Et j’y répondrai si je ne les juge pas contraires à mon honneur.

— Bien le rebours, dit le curé Courtil. Monsieur le Marquis, j’ai ouï dire que vous fûtes autrefois de la religion prétendue réformée.

— Pour être plus exact, dis-je, j’ai été élevé par ma mère dans la religion catholique, converti de force par mon père au culte calviniste à l’âge de dix ans, et sur mes vingt ans je décidai de revenir à la religion maternelle.

— Et fûtes-vous tenté, ces vingt ans écoulés, d’être relaps ?

— Nullement.

— Monsieur le Marquis, avez-vous lu le livre de M. Duplessis-Mornay sur la messe ?

Comme le lecteur, se peut, se ramentoit, Duplessis-Mornay était le « pape » des huguenots : surnom qu’il eût eu en grande horreur s’il l’avait connu.

— Nenni.

Et décidé de m’ébaudir un peu aux dépens du bonhomme, je l’envisageai de mon œil le plus bleu et demandai innocemment :

— Pourquoi ? Faut-il le lire ?

— Gardez-vous-en bien ! s’écria le curé Courtil d’un air effrayé, avec un geste saccadé des deux mains, comme s’il repoussait de lui cette pensée diabolique. Si vous l’aviez lu, je ne pourrais pas vous donner, de présent, l’absolution.

Nous y voilà, m’apensai-je. Je subis là une sorte d’inquisition ! Et de mon curé même !

— Monsieur le Marquis, reprit-il après un moment de silence, hantez-vous habituellement des huguenots ?

— Je sers le roi, dis-je avec un sourire. Je ne peux donc faillir d’encontrer les huguenots qui le servent aussi. Par exemple, M. de Rosny.

— Et Madame ?

— En effet, j’ai vu Madame deux fois cette année. La première fois durant son intempérie. La seconde fois, pour ce qu’elle m’a convié à souper avec M. de Rosny.

— Il semblerait que durant ladite intempérie, d’aucuns huguenots à son chevet aient chanté un psaume.

— Cela est vrai.

— Et l’avez-vous chanté aussi ?

— Nenni, dis-je.

— On m’a assuré le contraire.

— On vous a donc menti, Monsieur ! dis-je très à la fureur. Et si vous consentez à me dire le nom de ce dévergogné menteur, j’irai lui rentrer ses menteries dans la gargamel !

— Monsieur ! Monsieur ! Monsieur le Marquis ! s’écria le curé Courtil, blanc comme craie, de grâce, apaisez-vous ! J’en crois votre parole !

— Son nom ! huchai-je à gorge rompue en me levant, et non sans contrefeindre plus d’ire que je n’en ressentais vraiment.

— Je ne saurais le dire, dit Courtil en s’agitant sur son cancan, j’ai ouï cette personne en confession. Monsieur le Marquis, reprit-il, je suis bien marri de vous avoir tant déquiété. Mais du moins suis-je de présent tout à fait satisfait en ma conscience, et si vous voulez bien reprendre place sur votre prie-Dieu, je m’en vais vous bailler votre absolution.

Ce qu’il fit, et ce que j’ouïs, je n’oserais dire, en toute repentance, ma pensée étant bien loin de mes péchés à cet instant.

— Monsieur le curé, dis-je quand il eut fini, à mon tour ! Qui vous a inspiré les questions que vous m’avez posées ?

— Qui, sinon mon évêque ? dit le curé Courtil en baissant les yeux.

— Quoi ? dis-je, nous en sommes là ! L’Église de France descend à ces inquisitions et se veut tout espagnole, alors même que Philippe II est bel et bien battu !

— Ha, Monsieur le Marquis ! s’écria le curé Courtil, entendez, de grâce, que notre malheureuse Église vit de présent des épreuves excessivement douloureuses. Savez-vous que le pape, en apprenant ce qui a été décidé à Nantes, s’est écrié : « Ha ! Voilà qui me crucifie ! Cet Édit est le plus mauvais qui se pouvait imaginer. Il permet la pire chose au monde : la liberté de conscience ! »

 

 

Cette confession inquisitoriale du bon curé Courtil ne fut qu’une bulle à la surface du bouillonnement que je vis ensuite trémuler et tressauter dans les marmites des églises, des couvents, des sacristies, de la Sorbonne et même du Parlement, où il se trouva tout soudain une foule de rebelles – à commencer par le président Séguier – pour entrer en ébullition et dire que ce calamiteux édit ne serait jamais par eux enregistré et resterait lettre morte. Quant aux prêchaillons, n’osant s’en prendre ouvertement au roi de peur de recevoir un billet leur commandant de quitter Paris, ainsi que leurs bonnes et grasses cures, ils redoublaient d’attaques contre les hérétiques, ne parlant de l’Édit que par prétérition. D’aucuns à’steure tâchaient de soulever le peuple, laissant entendre, par une allusion transparente à la Saint-Barthélemy, qu’il fallait à la France, de vingt-cinq ans en vingt-cinq ans une bonne saignée, qui lui tirât du corps son sang pourri ; à’steure s’efforçaient de ranimer les débris de la Ligue et d’émouvoir le duc de Mayenne à en reprendre la tête, ce qu’il noulut du tout ; à’steure même, osaient taxer le roi, mais à paroles chattemites et couvertes, disant que la caque sentait toujours le hareng : expression que le lecteur bien connaît pour l’avoir ouïe appliquée à moi-même, mais à titre de tendre gausserie, par ma petite duchesse.

Mais il y avait bien pis. Et jà il n’était bruit à la Cour comme à la ville que de certains gautiers ou guillaumes qui, la cervelle aiguisée d’un faux zèle, montaient de province à Paris avec le propos de gagner le ciel d’un coup par l’assassination du roi.

La résistance encharnée du Parlement à l’Édit – dont Séguier était l’âme et qui lui valut plus tard d’être dépêché par Henri à Venise comme ambassadeur de France, exil doré qui le dépita fort – animait cette fronde parisienne, faite de méchants mots, de pasquils, de placards et de brocards, dont nos bons Français sont raffolés, lesquels, quand même ils aiment leurs rois, n’acceptent jamais leur pouvoir du bon du cœur. Ces remuements qui embarrassaient d’autant plus Henri qu’il sentait bien que s’il ne passait pas outre, les huguenots, eux aussi fort échauffés, reprendraient les armes, et cette fois contre lui, se prolongèrent pendant le printemps entier – lequel se ressentait davantage de l’hiver que du beau mois de mai, étant venteux, pluvieux et tracasseux, ce qui, au dire des médecins, causa coqueluches et catarrhes et, l’été venu, une grande rareté de fruits. Toutefois cet été-là, je ne le passai pas en France, Henri m’ayant envoyé comme ambassadeur extraordinaire auprès de Philippe II d’Espagne, mais comme bien on imagine, pour des raisons tout autres que celles qui devaient éloigner de la Cour le président Séguier.

La paix avec l’Espagne avait laissé une épine dans le flanc de la France : l’affaire du marquisat de Saluces, sur lequel le duc de Savoie, profitant des inouïs périls qui, aux États de Blois en 1588, pesaient sur le pouvoir, voire même sur la vie de Henri Troisième, avait en tapinois traîtreusement abattu la patte, le confisquant sans autre forme. Nous avions rugi alors, mais nos dents, dans la décennie qui suivit, étant si fort occupées à nous déchirer nous-mêmes, le duc de Savoie, qui savait n’avoir pas à craindre nos morsures, avait gardé l’oreille sourde et la griffe sur le marquisat. Après la reprise d’Amiens, nos envoyés ne faillirent pas de soulever le problème de Saluces en négociant la paix avec ceux de Philippe II à Vervins, mais faute de le pouvoir résoudre, ils s’en remirent à l’arbitrage du Saint Père, lequel, fort embarrassé de cette pomme de discorde qu’on lui jetait dans les mains, mais plus prudent que le berger Pâris, refusa de trancher. Le duc de Savoie, il est vrai, faisait figure de roitelet, comparé au roi de France. Mais ce roitelet ne laissait pas que d’effrayer Clément VIII, étant de sa complexion belliqueux, et son duché proche assez des États pontificaux. En outre, Philippe II était son beau-père.

Ma mission s’ancrait là. Car on pouvait penser qu’en l’état de faiblesse où se trouvait alors Philippe II, goutteux, à demi aveugle, et ses finances ruinées, il pourrait conseiller à son gendre – faute de le pouvoir soutenir dans une guerre contre la France – de rétrocéder paisiblement à Henri le marquisat de Saluces, ou à tout le moins de lui bailler, en compensation, quelques possessions frontalières. En toute guise, que ma mission échouât ou non, elle ne laisserait pas que d’être dans les deux cas utile, puisqu’elle montrerait d’évidence s’il faudrait ou non tirer l’épée pour faire rendre gorge au duc. Pour la première fois depuis que je servais nos rois, ma mission n’avait rien de secret, bien le rebours, sa publicité même servant d’avertissement au vautour de Savoie.

Après avoir traversé la France en toute sa longueur et vu de mes yeux ses ruines et ses misères, je franchis les Pyrénées, et je gagnai Madrid, chevauchant en une pompe qui ne m’était pas coutumière, étant accompagné d’une suite nombreuse, brillante, fort galamment montée, et disposant, pour l’entretenir, d’un viatique conséquent. Le chevalier était avec moi, et aussi le révérend abbé Fogacer que j’avais arraché, avec son empressé consentement, et avec l’aide du roi, à Mgr Du Perron, pour qu’il fût, au moins nominalement, mon chapelain (qui m’eût pris au sérieux en Espagne sans un chapelain ?) et, dans la réalité des choses, mon interprète, non pas que je ne fusse capable d’entendre et de baragouiner l’espagnol, mais pour la raison que j’avais en Italie observé que le truchement d’un tiers avait ceci de précieux qu’il vous baillait pour répondre le temps de la réflexion.

Deux lieues avant qu’on atteignît Madrid, Don Fernando de Toledo, un des chambellans de Felipe II (puisqu’il le faut, d’ores en avant, appeler par son nom ibérique), vint avec une nombreuse suite au-devant de moi me souhaiter la bienvenue au nom de son maître, avec une gravité et une courtoisie tout espagnoles. Et avec joie, tandis qu’il discourait ainsi, je reconnus à sa dextre le visage long et mat, les yeux sombres et les sourcils arqués et noirs de Don Luis Delfín de Lorca. Toutefois, la réception du chambellan, aussi plaisante qu’elle fût, paraissant si gourmée et bridée, je refrénai ma française vivacité et au lieu de me jeter au cou de Don Luis, comme j’eusse fait en France, je me contentai de l’envisager avec un petit brillement de l’œil et de lui glisser à l’oreille, dès que je le pus approcher, que j’aimerais l’entretenir en particulier.

Don Fernando de Toledo me dit qu’il avait préparé un logis pour moi-même et mon escorte au Palais, mais que je n’y verrais pas Felipe II, lequel était jà départi pour l’Escorial, sa résidence d’été, où dès le lendemain il me dit qu’il me conduirait sur le coup de neuf heures. Mais à huit heures, ma toilette à peine achevée, et comme je m’attablais pour une collation, on m’annonça la visite de Don Luis, lequel, dès qu’il fut seul avec moi, La Surie s’étant incontinent retiré, me bailla une forte brassée, et je ne sais combien de frappements et de toquements sur les épaules et dans le dos ; accueil qui me chauffa le cœur, ayant aimé dès la prime Don Luis et m’étant trouvé déconforté prou de sa froidure quand, chez la pasticciera, je lui avais posé questions sur l’attentement d’empoisonnement dont j’avais failli être victime à Rome. Mais il s’expliqua là-dessus tout de gob :

— Ha ! Monsieur mon ami, dit-il, que je suis aise de vous voir céans et de vous pouvoir dire enfin que si vous m’avez trouvé si distant le dernier dimanche que je vous ai vu chez la pasticciera, c’est que je n’osais parler trop librement avec vous, l’un de nous six étant pensionné par le duc de Sessa.

— Tiens donc ! dis-je. Le pouvez-vous de présent nommer ?

— Oui-da, c’était un des deux monsignori…

— Benoîte Vierge, lequel ?

— Pierre.

— Mais ils s’appelaient tous deux Pierre.

— Algo va de Pedro a Pedro ! dit Don Luis[109]. Celui-là était le plus blond.

— Dieu du ciel ! Qu’avait-il besoin d’être acheté : on le disait fort riche !

— Il l’était, mais d’aucuns guillaumes n’en ont jamais assez.

— Ce beau sire a-t-il jamais su que Doña Clara avait osé courre prévenir la Teresa de l’attentement contre moi ?

— Nenni.

Après ce « nenni », il y eut un silence que je rompis en disant d’un air naturel assez :

— Comment se porte Doña Clara ?

— Vous la verrez à l’Escorial. Elle est devenue une des dames d’honneur de Son Altesse Royale l’infante Claire-Isabelle-Eugénie.

— Je gage quelle est félice du grand avancement de sa fortune.

— Point du tout. Tant plus elle voit le monde, tant plus elle l’abhorre. Elle parle de se retirer dans un couvent. D’aucuns disent : es de vidrio la mujer[110]. Mais je dirais, quant à moi, que Doña Clara est faite d’un acier bien trempé.

À quoi je souris et m’accoisai, n’ayant que trop à dire sur ce métal-là.

— J’imagine, repris-je, que la Cour de Felipe II est bien différente de la nôtre en Paris.

— Une Cour, dit Don Luis avec un sourire, est un caméléon. Elle prend la couleur de celui qu’elle sert. En Paris, à ce qu’on m’a dit, elle est gaie et gaussante. En Madrid, elle est austère et mortuaire. Chaque jour que Dieu fait en cette vallée de larmes, Felipe II est vêtu de noir… On dirait qu’il porte le deuil de sa propre existence. Il tient, du reste, de son père cette manie funèbre ; Charles Quint, peu avant sa mort, ayant tenu à organiser la répétition générale de son propre enterrement.

— Je commence à croire, dis-je, que j’ai eu tort de revêtir ce jour d’hui ce pourpoint de satin bleu pâle.

— Je n’osais vous le dire, dit Don Luis, mais en notre sombre Escorial, cette claire couleur paraîtrait folâtre… Prenez plutôt ce pourpoint et ces chausses de velours bleu de nuit que je vois étalés sur ce coffre.

— Du velours ! En juillet !

— Vous n’étoufferez point : l’Escorial est à cinq cents toises d’altitude[111] et rafraîchi encore par le vent du nord. Et pendant que j’y pense, dit-il en portant sa belle et longue main sur la Toison d’or qu’il portait sur sa poitrine, rien ne vous donnerait à notre Cour plus de poids et de conséquence que ce beau collier terminé par une croix que je vous ai vu chez la pasticciera.

— Vous voulez parler de l’Ordre du Saint-Esprit ?

— Cela même, dit Don Luis. Le Saint-Esprit, vous ne pouviez trouver mieux ! Faites sonner ce Saint-Esprit haut et clair ! En Espagne, comme vous savez, nous sommes si catholiquement catholiques que le pape lui-même nous paraît par moments hérétique… Monsieur mon ami, je vous laisse changer de vêture et je reviens à vous.

J’appelai Luc pour m’aider à m’habiller, et quand je fus prêt de cap à pié, je l’envoyai quérir Don Luis, lequel, à ma vue, s’écria :

— Marqués, par ma foi, vous voilà presque espagnol en votre sombre et sobre velours ! Et ce collier vous fait quasi d’Église ! Cependant, vous ne portez pas tout à plein la mine qui conviendrait à votre vêture. Vous avez l’air heureux de vivre.

— Mais je le suis.

— À tout le moins, s’écria Don Luis en riant, ne l’avouez jamais ! Céans, il est bien entendu que la vie est un calvaire, le corps, une guenille, et qu’il n’y a de sérieux dans la vie que la mort. Votre air doit exprimer cela par une gravité dévote mêlée de quelque morgue.

— Pourquoi de morgue ?

— Il va sans dire que vous tenant vous-même pour rien, vous tenez les autres pour moins que rien. De reste, tous les dévots sont déprisants : Ne l’avez-vous pas observé ? Peux-je aussi vous aviser, Monsieur mon ami, de prendre garde à ne pas darder des regards à la française sur les dames que vous pourrez encontrer à la Cour.

— Mon cher Don Luis, m’écriai-je, ne me dites pas qu’il n’y a pas d’histoire d’amour à la Cour d’Espagne !

— Il y en a, mais fort souterraines et la plupart finissent sinistrement. Ha ! Un mot encore ! Ne présentez pas M. l’abbé Fogacer comme votre chapelain, mais comme votre confesseur. Les Grands qui comptent à la Cour ont tous un confesseur, lequel ne les quitte jamais, prêt à tout instant à passer l’éponge sur leurs âmes pour les nettoyer des impuretés qu’y dépose la vie. Le roi est suivi en tous lieux par Fray Diego de Yépès ; le prince héritier par Fray Gaspar de Cordoba, l’infante Claire-Isabelle-Eugénie par Fray Garcia de Santa Maria. Moi-même étant Grand d’Espagne, je ne peux que je n’aie un confesseur, lequel de présent m’attend en votre antichambre et doit se faire un souci à ses ongles ronger à la pensée que tous les péchés que vous apportez de la Cour de France vont me contaminer…

— Don Luis, dis-je en riant, vous m’étonnez et vous me ravissez ! À Rome, vous ne parliez pas si librement de ces choses…

— À Rome j’étais environné d’espions et sous l’étroite et sourcilleuse tutelle du duc de Sessa.

— Et qu’est devenu le duc ?

— Il a failli à empêcher l’absolution de votre roi par le pape : il est donc en disgrâce. Et vous-même, Monsieur mon ami, poursuivit-il avec l’ombre d’un sourire, risquez-vous l’exil, si votre mission céans échoue ?

— Point du tout.

— Ha ! dit Don Luis, vous me voyez infiniment soulagé, car il est fort probable qu’elle faillira.

— Comment cela ? criai-je fort alarmé ; Felipe II est-il si contraire à nos vues ?

— Je dirais que la vie est contraire aux siennes : Il se meurt…

— Quoi ? Ne pourra-t-il même pas me recevoir ?

— J’en doute fort.

— Mon Dieu ! dis-je, atterré. Ai-je fait pour rien cet immense voyage ?

— Pour rien ? dit Don Luis, et levant d’un air altier son sourcil noir et arqué – il enfla subitement la voix avec une emphase espagnole en laquelle il me sembla toutefois qu’il mettait une pointe de dérision. Est-ce rien, reprit-il, que d’être là quand ce grand roi expire en même temps que finit le siècle qu’il dominait ?

Si j’avais été seul, je serais départi à la pique du jour de Madrid et aurais atteint l’Escorial entre chien et loup, car le palais n’était distant de la capitale que de sept lieues. Mais c’était compter sans la lenteur de Don Fernando, les départs tardifs, les arrêts fréquents et le petit trot nonchalant que sa suite et lui imposaient à des montures pourtant pleines de sang. Tant est que la nuit nous surprenant en chemin, nous dûmes coucher dans un village.

Si fort que j’en groignasse le soir, peu le regrettai-je le lendemain, tant le paysage où, au lever du soleil, nos montures mirent le sabot, me parut étrange : des deux côtés d’un chemin rocailleux s’étendait une immense plaine sèche, désertique, pierreuse, couverte d’une herbe rare, piquée qui-cy qui-là de buissons. Toutefois, cette Ilanura, comme Don Luis me dit qu’on l’appelait, n’était point si plate qu’elle paraissait. En avançant, on encontrait des plis dans son étoffe, et, dans ces plis – comme des oasis dans un désert –, des petites vallées verdoyantes, des cultures, des hameaux et le bruit confortant d’un ruisseau.

Vers les neuf heures, le vent du nord se mit à souffler, et si aigre et si fort en pleine face que, maugré le soleil, je cessai de déplorer mon pourpoint de velours.

— Señor Marqués, me dit Don Fernando en poussant son cheval à côté du mien, comment trouvez-vous le vent ?

— Émerveillablement fort.

— Il décroîtra, dit-il d’une voix étouffée, à proportion qu’on sera plus proche de la Sierra de Guadarrama dont vous voyez à l’horizon les montagnes noirâtres. Les moines de l’Escorial disent de ce vent qu’il est le souffle du démon.

— Y a-t-il des moines à l’Escorial ?

— Une bonne centaine, dit Don Fernando.

— Une centaine ?

— L’Escorial est avant tout un monastère, dit Don Fernando gravement.

À cet instant le vent redoublant de violence empêcha toute conversation utile, et Don Fernando put à peine me dire qu’on allait s’arrêter dans le proche village, lequel, étant sis dans un des plis de la Ilanura, nous protégerait quelque peu de l’haleine du diable.

— À en juger par la force de ladite haleine, me chuchota La Surie à l’oreille tandis que nous démontions, la forge de l’Enfer ne doit pas manquer de flammes, du moins du côté espagnol.

— Señor Marqués, me dit Fernando qui, ayant démonté lui aussi, tenait sa monture par la bride et lui caressait le chanfrein de sa longue main osseuse, plaise à vous de m’excuser d’arriver tardivement à table, mais j’ai à faire de prime en ce village. Don Luis vous tiendra compagnie.

À cet instant, tournant la tête vers lui et lui répondant courtoisement, je fus frappé de la ressemblance de son profil avec celui de son cheval, la différence étant qu’il avait les joues creuses, étant un gentilhomme fort maigre dont le torse estéquit se trouvait emmanché sur de longues jambes de coq.

La collation, à vrai dire, s’avéra, elle aussi, maigrelette, mais les convives – Don Luis, Fogacer, La Surie et moi-même – ne laissaient pas d’avoir entre eux quelque amicale connivence.

— J’ai appris de la bouche de Don Fernando, dis-je, en mâchellant une plaque de jambon qui me parut tout aussi dure et sèche que la Ilanura, que l’Escorial, que je croyais être un palais, est surtout un monastère.

— Point du tout, dit Don Luis, sur le ton de pompe contrefeinte qu’il ne quittait jamais. L’Escorial, dans la réalité des choses, est un caveau.

À quoi nous l’envisageâmes, bec bée.

— Un caveau, que Felipe a construit pour son père, pour lui-même et pour la famille royale. Les moines ne sont là que pour dire des messes sur les cadavres royaux dans les siècles des siècles, afin que de leur déclore à la parfin le ciel par la force de leurs prières.

— Cependant, dis-je, Felipe II réside à l’Escorial pendant l’été.

— En effet, dit Don Luis. Felipe est le premier roi au monde à avoir fait d’un caveau une résidence d’été : les pharaons eux-mêmes n’y avaient pas songé. Il est vrai que l’Escorial est de grandes dimensions, puisque deux côtés sur quatre ont plus de cent toises de long[112].

Avec l’advenue de Don Fernando, l’entretien changea de ton, mais non de sujet, La Surie voulant savoir pourquoi le roi avait dédié le monastère à San Lorenzo.

— Je demande pardon, dit Don Fernando, de le ramentevoir au Señor Marqués de Siorac, mais en 1557, les Espagnols battirent les Français à Saint-Quentin et s’emparèrent de la ville le 10 août. La fête de San Lorenzo tombait ce jour-là, et pour remercier le ciel de sa victoire, Felipe II décida de bâtir un monastère qui porterait son nom.

Comme nous remontions à cheval après cette petitime repue, La Surie se glissa à mon côté et me dit à l’oreille :

— Mon Pierre, sais-tu quels sont les saints qui présidèrent à nos victoires de Laon, de Fontaine-Française et d’Amiens sur les Espagnols ?

— Ma fé, je ne saurais dire.

— Que pitié ! Nous aurions pu suggérer à notre Henri de bâtir trois monastères pour les mercier…

À ce « trois » je souris, mais très à la discrétion, et comme Don Luis et Don Fernando s’entretenaient en aparté derrière nous, je pris quelque avance avec La Surie et Fogacer, et me trouvant au botte à botte avec ce dernier, je lui dis :

— Monsieur mon confesseur, plaise à vous de me dire ce qu’il en est de la vie de saint Laurent.

— Pauvre caque, dit Fogacer avec un soupir, il est temps que je vous décrasse des relents de votre ignorance. Tout catholique sait, quasi à la naissance, que le plus intéressant dans la vie de saint Laurent, ce n’est point sa vie, c’est sa mort.

— Et comment est-il mort ?

— Sur le gril.

— Un gril ?

— Oui-da ! Un grand gril porté au rouge !

— Et qu’avait-il fait ?

— Il avait adressé à un gouverneur romain une réponse pleine de bravura[113]. Il faut dire qu’il était espagnol.

— Est-ce la raison pour laquelle, à Saint-Quentin, il a donné la victoire à Felipe ?

— C’est du moins ce qu’a cru Felipe.

— Superstition toute pure !

— Monsieur mon confessé, dit Fogacer, peux-je vous ramentevoir que nier le pouvoir ou le bon vouloir d’un saint, c’est jà retomber dans le cloaque de l’hérésie.

— Mais vous-même avez exprimé un doute.

— Je me confesserai de ce doute, dit Fogacer la face imperscrutable.

— Céans ?

— Nenni ! Nenni ! Suis-je homme à aller taquiner les moustaches de l’inquisition ?

Don Fernando m’en avait prévenu : au fur et à mesure qu’on s’approchait de la Sierra de Guadarrama dont les monts noirâtres et sinistres barraient notre horizon, l’aigre vent du nord, qui jusque-là balayait la Ilartura avec tant de violence, soulevait en nuages la poussière du chemin et courbait de dextre et de senestre les herbes rares et les maigres buissons, perdait de sa force, et la tracasseuse bise une fois calmée, on vit venir devant nous, au détour du chemin, une pente raide assez pour que les montures se missent d’elles-mêmes au pas, hormis toutefois ma jument, laquelle, d’humeur jaleuse et escalabreuse, ne pouvait qu’elle ne fût partout la première. Tant est que parvenu le premier au sommet de la côte, le premier aussi je vis l’Escorial, et ce que j’en vis, à cette distance du moins, me laissa pétrifié et quasi hors mes sens.

Jusque-là, on m’avait davantage parlé de l’Escorial que de Felipe II, comme si la carapace eût eu plus de prix que la tortue. Ce qui, se peut, n’était pas faux. Je ne pouvais douter non plus que tout ce qu’on m’en avait dit fût vrai : que l’Escorial fût tout à la fois un monastère, un caveau royal, un palais d’été et une stèle à la victoire espagnole, je le voulais bien croire. Mais personne ne m’avait pipé mot de ce qui m’apparut, du moins à cette distance, comme sa principale vertu : son émerveillable beauté.

Que je le redise enfin, vu à cette distance et dans la lumière de ce clair matin, ce qui me frappa dans l’Escorial, ce fut tout ensemble ses proportions grandioses et sa blancheur immaculée, laquelle ressortait d’autant plus qu’elle tranchait sur les monts noirâtres du Guadarrama, qui au nord le protégeait du vent. Chose étrange – après tout ce qui m’avait été dit de l’humeur mélanconique et macabre de celui qui l’avait bâti –, l’Escorial, non seulement par sa blancheur mais avec ses dômes, ses tours, ses flèches (et les boules dorées qui les terminaient) m’apparaissait comme un immense palais oriental qu’aurait construit pour ses plaisirs, ou pour sa favorite, un vizir passionné.

— Eh bien, Señor Marqués, dit Don Fernando qui venait de me rejoindre et dont la face longue, chevaline et grave parut trahir quelque contentement à me voir tant ébahi, nous appelons l’Escorial la huitième merveille du monde. Qu’en êtes-vous apensé ?

— Je n’ai pas jeté l’œil sur les sept autres, dis-je, mais, à la vérité, je ne vois rien, ni à Londres, ni en Paris, ni à Rome, qui puisse lui être comparé.

— Il est certain, dit Don Luis avec un sourire, que vu d’où nous le voyons, l’Escorial fait un très grand effet…

Son sourire et sa réticence eurent du moins le mérite de me préparer à la désillusion qui fut la mienne quand après une heure de trot, je fus le premier encore au pied de l’édifice. Ha, lecteur ! L’Escorial était grand, en effet, il était même immense, mais sa façade implacablement rigide et monotone où s’ouvraient des centaines de fenêtres, toutes semblables, accablait l’œil par sa morne géométrie. En outre, il n’était pas blanc, mais d’un gris funèbre, micacé de points noirs. Ha lecteur ! Que j’étais loin de mon beau palais oriental, de ses plaisirs, de ses amours, de ses favorites, de la fantaisie et de la grâce de ces palais mauresques dont on m’avait dit qu’en cette Espagne il y en avait de si beaux ! Pas un ornement, pas un motif, et à part une géantine statue de saint Laurent, pas de statue non plus, mais un alignement rigide et maussade qui tenait de la prison ou de la caserne : lieux que personne n’a jamais attenté d’orner, puisque personne n’y peut aimer la vie. À mon sentiment, je ne pourrais mieux comparer cet édifice aride qu’à une dalle mortuaire de granit qu’un tyran morose aurait eu la fantaisie d’élever à la verticale.

— Señor Marqués, observez bien le plan de l’Escorial, me dit Don Fernando en bridant son cheval à côté du mien, il est révérentiel : C’est un quadrilatère, les quatre tours représentant les pieds et ce petit bâtiment en saillie figure le manche. Devinez-vous ce que l’Escorial a le dessein de symboliser ?

— Nullement, Don Fernando.

— Mais un gril, Señor Marqués ! dit Don Fernando en caressant sa moustache avec gravité. Un gril ! Le gril sur lequel San Lorenzo mourut, consumé dans d’atroces souffrances…

— Est-ce Sa Majesté Felipe II, dis-je, qui a conçu l’idée de choisir le gril de San Lorenzo pour modeler sur lui le plan de l’Escorial ?

— Assurément, dit Don Fernando en levant le sourcil comme s’il était étonné de ma question.

Je branlai la tête deux ou trois fois pour signifier combien cette invitation m’édifiait, mais en mon for, je me trouvai béant qu’un grand roi eût cette trouvaille étrange de s’inspirer, pour célébrer un saint, de l’instrument qui l’avait torturé.

 

 

Dès que je fus logé à l’Escorial, à vrai dire petitement assez, mais avec cette commodité que je n’étais pas séparé de mes compagnons, Don Luis me vint voir et sur le ton de l’amical abandon qu’il avait avec moi depuis Madrid, me dit :

— Marqués, j’espère que vous n’êtes pas trop déconforté par l’aspect monacal de votre chambre. Mais Felipe lui-même n’a pour se loger qu’une cellule. Nous pensons, poursuivit-il en appuyant sur le « nous » avec une gravité pleine de dérision, que le corps n’est rien et que l’âme est tout ; et qu’à mortifier le corps, l’âme la plus noire fait son salut, pourvu qu’elle ait à portée de la main moines, messes, oraisons et reliques.

— L’âme la plus noire ? dis-je doucement en levant le sourcil.

— Savez-vous qui loge à votre dextre, dit Don Luis à voix basse en détournant la tête.

— Le révérend abbé Fogacer.

— Et à votre senestre ?

— Le chevalier de La Surie.

— Au-dessous et au-dessus de vous ?

— Mes Gascons.

— Fort bien, dit Don Luis en allant à la fenêtre grande ouverte sur la Sierra de Guadarrama et en me faisant signe de l’y venir rejoindre. Sachez, reprit-il en me parlant au bec à bec, et en italien, que l’âme la plus noire loge dans un corps qui se défait, pourrissant de son vivant même…

Il parla ainsi avec un petit brillement de haine dans son œil sombre qui m’éclaira sur le ton d’ironie déprisante que j’avais observé chez lui dès nos retrouvailles à Madrid. Marqués, reprit-il, avez-vous ouï parler de Don Juan d’Autriche ?

— Oui-da, j’ai ouï dire de lui par mon bien-aimé maître, le roi Henri Troisième, qu’il était, de tous vos princes, le plus beau, le plus brillant, le plus vaillant et le plus assoiffé de vie.

— En bref, dit Don Luis en serrant les dents, tout le rebours de l’âme noire, dont il était le frère naturel et qui fut le Caïn de cet Abel.

— Ha, Monsieur mon ami ! dis-je, que dites-vous ? En êtes-vous sûr ?

— Certain ! Don Juan avait éveillé la jalousie et la défiance de son demi-frère en négociant secrètement son mariage avec Mary Stuart. Cette faute, si c’en était une, ne lui fut mie pardonnée. L’âme noire fit tuer de prime par son secrétaire, Antonio Perez, l’homme de confiance de Don Juan : Escovedo. Puis, se retournant contre Perez, il l’accusa de ce crime commandé par lui-même. Et comme l’affaire ne paraissait pas tourner à son avantage, il accusa Perez d’hérésie et le livra à l’inquisition, avec la suite que vous devinez. Quant à Don Juan, pour le mercier de lui avoir conservé les Flandres par la victoire de Gembloux, il le fit empoisonner.

— Le fait est-il constant ? dis-je, stupéfait.

— Aussi constant, dit Don Luis en baissant la voix davantage, que l’empoisonnement que l’âme noire fit de son propre fils, Don Carlos, et de sa deuxième femme, Elisabeth de France. Je compte quasi pour rien, parce qu’ils furent politiques, les massacres effroyables qu’il commanda en Aragon, dans les Flandres et au Portugal – où le roi très catholique fit tuer deux mille moines – et l’horrible autodafé de Valladolid par lequel il commença son règne. Observez toutefois, Marqués, que ce fut dans ce même temps qu’il commit l’adultère avec l’épouse de son ami, Ruiz Gomez. Je gage, quant à moi, poursuivit Don Luis en me prenant le bras et en le serrant avec force, que l’autodafé fut fait pour propitier le Seigneur et obtenir de lui son pardon pour le péché de chair. L’âme suivait ainsi les traces de son illustre père, Charles Quint, lequel, à Ratisbonne, immola à sa luxure la pauvre Barbe Blumberg[114], et le lendemain se lava de son stupre en ordonnant, pour plaire à Dieu, que les femmes protestantes des Flandres fussent enterrées vives… Pour moi, poursuivit Don Luis, son œil sombre étincelant, moi qui étais l’ami de Don Juan, si je n’ai pas de cette main poignardé le tyran, ce n’est point par peur de la mort, mais parce que je n’ignorais pas qu’en cas d’échec, il tuerait mes enfants, comme il a fait pour d’aucunes familles nobles que je pourrais citer…

J’étais comme transi à ouïr ces horreurs et, sans mot piper, envisageai œil à œil Don Luis, lequel, la face pâle, la lèvre trémulente et les poings crispés, paraissait avoir peine à brider la colère et le dégoût qui le poignaient.

— Pardonnez-moi, dit-il à la parfin d’un ton plus doux, mais j’étouffe depuis vingt ans à contrefeindre à la Cour la vénération et la dévotion dont ce monstre est entouré. La Dieu merci, vous êtes français. Je n’eusse pas articulé le quart de ce que je viens de dire à un Espagnol, fût-il mon propre frère : tout en sachant bien que je ne mens pas d’une ligne, il eût affecté de me tenir pour fol, ou par le démon possédé. Je ne sais si vous pourrez voir Felipe. À vrai dire, je le décrois, mais, Monsieur mon ami, poursuivit-il en me jetant un bras par-dessus l’épaule, et en me serrant à soi, je voudrais que vous sachiez que, quoi qu’il vous dise, quelque promesse qu’il vous fasse touchant son gendre et le marquisat de Saluces, le fourbe n’en fera rien. Ami, ennemi, favori, serviteur, il a toujours tout trahi…

Il achevait, quand on toqua à l’huis et, étant seul avec Don Luis et celui-ci me recommandant tout de gob de ne faire qu’entrebâiller un petit la porte (et quant à lui, debout à la fenêtre, il tourna le dos), je lui obéis, et vis par la fente que j’avais pratiquée un petitime page, si fluet et imberbe que je le pris de prime pour une garcelette en déguisure, lequel me dit d’une voix claire et chantante :

— Señor Marqués, puede Usted acoger mi amo el Gran Chambellán Don Cristobal de Mora ?

— Quando ?

— Ahora, Señor Marqués.

— Con gusto y honor[115].

Quoi dit, je lui voulus graisser le poignet d’une piécette, mais il me rebuta d’un geste fier tout en me baillant un sourire éclatant et s’en fut. À mon sentiment, il était si noir de peau et d’œil qu’il paraissait plus mauresque qu’espagnol.

— Qui est ce Don Cristobal ? dis-je, dès que j’eus recloui l’huis sur lui. Et qu’a-t-il de plus grand que Don Fernando de Toledo ?

— Rien, dit Don Luis en se retournant, hormis qu’il est le favori, mais à mon sentiment, sa faveur, depuis peu, décline. Il est fort heureux pour lui que la santé de son maître décline plus vite encore. Il eût, se peut, subi le sort d’Antonio Perez…

— Quelle sorte d’homme est-ce ?

— Une sorte de rossignol. Quand Felipe ne médite pas sur sa propre mort, ou sur la mort des autres, il est raffolé des roses et des oiseaux. Le mièvre se marie chez lui au macabre.

Ayant dit à sa coutumière déprisante façon, Don Luis me donna une forte brassée et s’en fut d’un pas vif, craignant sans doute d’être encontré en ma compagnie par Don Cristobal.

Don Cristobal, quand à la parfin je le vis apparaître chez moi – car je le dus espérer pendant une grosse demi-heure, tout en Espagne étant plus lent qu’en France –, ne me parut pas vêtu très différemment de Don Fernando, le noir ou le foncé étant les seules couleurs en cette Cour, mais sa face qui avait l’air d’un marbre poli, ses manières, qui étaient suaves, et surtout sa voix qui évoquait de petites billes de verre s’entretoquant doucement dans un bain d’huile, me parurent justifier le surnom que Don Luis lui avait baillé. Toutefois, à son plumage de corbeau et à son ramage rossignolant, Don Cristobal joignait une onction dévote qui me parut être de règle en cette Cour, où l’on encontrait plus de prêtres et de moines qu’en aucune autre.

Le lecteur entend bien que Don Cristobal de Mora n’était pas homme à abréger les civilités, lesquelles, pendant un bon quart d’heure, il me roucoula cristallinement en pur castillan et auxquelles je tâchai de répondre en français du mieux que je pus, encore que je sentisse bien que ma langue natale n’était pas aussi éloquente que la sienne, ni ma courtoisie aussi minutieuse. On n’ignore pas, de reste, que notre française politesse est imitée de la leur, et que c’est aux Espagnols que nous devons, entre autres choses, le baisemain aux dames, us que je trouve charmant, à tout le moins quand ladite main est bien décrassée, ce qui n’est pas toujours le cas, même chez les princesses du sang.

Après ce long et lent préambule, Don Cristobal en vint à la parfin aux faits et me dit :

— Mon vénéré Maître et Seigneur Felipe II désire vous voir sur l’instant, doutant de le pouvoir faire s’il attend davantage, n’étant venu dans ce lieu béni que pour préparer sa mort et son cercueil. Sa Majesté se portait déjà si mal en Madrid, pâtissant prou et de jour et de nuit, qu’au su de son projet de venir céans, je me jetai à ses pieds pour la supplier de n’en rien faire, craignant qu’il y allât de sa vie. Mais il me ramentut qu’il avait consacré trente ans de son existence à la construction et à l’aménagement de l’Escorial, afin que le monastère reçût un jour son tombeau, comme il avait déjà reçu ceux des siens : « Puisque c’est pour mourir, ajouta-t-il, personne n’y portera mes os plus honorablement que moi. »

Encore que ce propos me parût teinté de cette bravura qu’on reproche d’ordinaire aux Espagnols, je fis entendre quelques murmures indistincts et dévotieux. Après quoi, l’oreille attentive – car il était fort disert –, je suivis Don Cristobal dans le dédale de l’Escorial, mais observant que nous traversions une cour intérieure pour diriger nos pas vers la Basilique, je quis de lui si c’était là que l’entretien devait avoir lieu.

— Pas exactement, me dit-il, mais dans la sacristie où Sa Majesté vient de se faire porter en litière pour admirer les reliques des saints qu’il a ordonné qu’on lui envoie des Pays-Bas et de l’Allemagne, ayant l’ambition de les rassembler toutes, ou quasiment toutes, à l’Escorial. Vous n’ignorez pas, Señor Marqués, le culte particulier que rend le roi très catholique aux saints et aux reliques des saints comme pour mieux affirmer sa détestation du dépris diabolique où les tiennent les protestants. Et il semble, ajouta Don Cristobal en assourdissant son suave roucoulis, que par cette visite à la sacristie, où ces reliques nouvellement advenues sont rassemblées, Sa Majesté veuille prendre congé de tous les saints, ses amis, qui se trouvent céans, et leur dire adieu en attendant de les retrouver dans la gloire…

Derechef, je fis entendre un pieux murmure, encore que je trouvasse très aventurée l’assurance de Don Cristobal touchant la « gloire » de Felipe II dans l’éternité, sa vie terrestre ayant été ce que l’on sait.

Dès que j’eus pénétré dans la sacristie, Don Cristobal me toucha légèrement le bras et me dit à l’oreille en un murmure suave de ne pas avancer plus outre, lui-même ne pouvant aller au roi sans que le roi l’aperçût et l’appelât. Pour moi, bien que dardant partout des yeux avides, je n’aperçus nulle part Sa Majesté, tant est que Don Cristobal, devinant ma déception, me dit à l’oreille :

— Vous ne pouvez pas voir le roi. Il est sur sa litière et celle-ci vous est cachée, comme à moi, par les gens qui l’entourent.

Tout aussitôt révérencieusement, il me les nomma. Les trois prêtres en étole et surplis étaient les confesseurs de Sa Majesté et de ses enfants, Fray Diego, Fray Gaspar et Fray Garcia. Le petit homme en noir, le médecin de la chambre : Don Juan Gomez de Sanabria ; le prélat en ses robes violettes : Don Garcia de Loyosa, archevêque de Tolède, lequel était aussi le grand aumônier du souverain. Et à côté de lui, le prieur du monastère, lequel, au moment où Don Cristobal le nommait, dit à Felipe :

— Sire, comment se porte Votre Majesté ?

— Je ne vais pas mal, dit Felipe que je pouvais ouïr, mais non pas voir, et qui me parut avoir parlé d’une voix faible, mais très soigneusement articulée. À tout le moins, mes mains vont mieux. Les plaies se sont refermées. Je peux derechef ouvrir un livre et le feuilleter.

À ce moment, l’archevêque de Loyosa dont la haute taille et la forte membrature me cachaient le patient, s’écarta, étant appelé par un de ses prêtres, et je pus enfin apercevoir le roi qui, soulevé sur ses oreillers, feuilletait, en effet, un livre, quoique non sans dol, de ses mains gonflées et raidies par la goutte. Sa face où brillaient fiévreusement des yeux bleus très pâles et quasi inhumains dans leur transparence, me parut fort creuse et le haut de son corps que dessinait sa robe de nuit, quasiment décharné. Mais il n’y avait pas à se tromper sur son menton prognathe et ses deux lèvres très serrées l’une contre l’autre : sa volonté ne lui faillait pas. Et encore qu’on m’eût parlé de sa demi-cécité, son regard ne me parut par avoir perdu quoi que ce soit de son acuité, car il dit tout soudain d’une voix sévère :

— Monsieur le prieur, je n’en crois pas mes yeux : Il y a une araignée sur le mur de la sacristie ! Détruisez-la !

Il y eut dans l’assistance un murmure consterné, nul n’ignorant la propreté maniaque et fanatique du roi, et le prieur, pâlissant comme si le souverain l’eût déjà condamné au garrot, courut lui-même comme fol à l’insecte, la main levée.

La pique du jour
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